Francis Faubert
Folded Paper Frame

fiction

Le Baskatong, c’est la seule place où on se ​donnait le droit d’être une famille heureuse. ​C’est le seul endroit où on savourait, pour de ​vrai, le moment présent.

Quand mon père est mort, j’ai fait comme tout le monde. Je suis allé au sous-sol fouiller dans les bacs ​remplis d’albums photos pis de souvenirs. J’ai trouvé les cahiers que je tenais quand j’étais ado. ​Quelques mois plus tard, l’envie m’a pogné de faire un genre de bilan de ma vie. Je me suis loué un ​chalet au Baskatong. J’ai amené mes vieux journaux, des photos, mes chiens, du bourbon pis du mush.

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un gros merci au conseil des arts et des lettres du québec de me croire quand je leur dis que je suis un auteur.

1 - Ma fête

Duclos, 2 février 1997


Salut, je m’appelle Francis. Aujourd’hui c’est ma fête, j’ai 15 ans. Je suis né le deux du deux mille neuf cent quatre vingt deux. Pis devine ​quoi, je suis sorti de ma mère à deux heures du matin, pile. Tout l’monde dit que c’est la seule fois où j’ai été à l’heure dans’ vie.

Pis c’est mon cul que j’ai voulu montrer au monde en premier. Le vrai mot, c’est un siège. Y paraît que c’est vraiment douloureux pour la mom. En ​tout cas, la mienne, malgré ses jeunes 19 ans, elle a eu mal. Je sais pas trop ce que j’étais dans mon ancienne vie pour vouloir montrer mon cul ​avant même de naître. J’étais peut-être un acteur porno. Ou une rebelle, cynique et usée qui emmerde la vie, qui veut pas tant y retourner.


Ma mère s’appelle Lorraine. Est jeune. Elle a 34 ans. Quand elle vient me chercher à l’école, y pensent que c’est ma soeur. Ben c’est ce que ​Lorraine me dit. Même si c’est ma vraie mère, je l’appelle toujours par son prénom. Je sais pas pourquoi, j’ai jamais été capable de l’appeler ​maman. Je trouve que ça fitte pas dans ma bouche. J’me sens tata quand j’le dis. J’ai déjà vu des photos d’elle quand elle avait huit ans et elle a ​zéro changé. Même face, même yeux, mêmes cheveux. Est dans l’jus, Lorraine, parce qu’elle a recommencé à travailler. Son congé de maladie ​est fini. Même si elle était en arrêt de travail pour épuisement professionnel, elle dit que ça va la reposer de retourner à job. Parce qu’elle ​commençait à être tannée d’attendre après mon père pis de toute torcher.


Je me demande à quel point ça lui tentait d’être une mère, à 19 ans. C’est comme si j’étais pour être papa dans 4 ans. Hey, oublie ça. Élever un ​kid un an après avoir le droit de sortir dans les bars. Je trouve que c’est un peu s’handicaper le fun. À 19 ans, le party vient juste de commencer. ​C’est pas le temps d’allaiter aux 4 heures pis de changer des couches, me semble. En tout cas, moi, je veux faire plein de patentes avant d'avoir ​un kid. Je commence juste à avoir les hormones dans l'tapis. Je veux en profiter, je veux pas faire l'amour avec juste une femme tout le reste de ​ma vie. Impossible. Mais j’imagine qu’elle a répété ce qu’elle a connu. Ma grand-mère avait 15 ans quand ma mère est née. Cette femme est ​devenue grand-mère à l’âge que ma mère a aujourd’hui. Toute est dans toute. Ma grand-mère, elle a l’âge de la mère de mes amis.


Elle était là à ma fête, ma momére avec mon popére. Y sont venus manger du gâteau. Depuis que ma mère a pris des cours de décoration de ​pâtisserie, pendant son congé de maladie, c’est elle qui est chargée des gâteaux de fête. Pour moi, cette année, c’en était un en forme de guitare. ​Mon’onc Rod, à sa fête, son gâteau était en forme de pénis. Lorraine a pris son moule à gâteau en forme de quille. Avec deux boules au chocolat en ​guise de couilles pis du glaçage en poil, on y voyait que du feu. Mon’onc était gêné rare. Malgré le comique de la patente, côté goût, je préfère le ​McCain marbré. Quand tu manges ça, t’as l’impression de mâcher dans une livre de beurre. C’est fucking bon.


Mes grands-parents m’ont donné le cahier que j’écris dedans en ce moment. C’est un journal intime. Momére Cécile écrit dans le sien tous les soirs. Elle ​parle de ses journées, ce qu’elle a fait, les appels pis la visite qu’elle a eu. Elle dit que c’est son petit rituel avant de se coucher: “un jour la mémoire va ​m’faire défaut, j’aimerais ça pas perdre les précieux moments que j’vis avec ceux que j’aime”. J’ai l’impression qu’elle écrit pour se prouver qu’elle ​existe. Un peu comme j’écris “Frank was here 1997” sur la porte des chiottes de l’école. Je la trouve vraiment cool ma momére Cécile. Si elle n’avait pas ​eu ma mère à mon âge, je pense qu’elle serait devenue écrivaine ou comédienne. Mais la maternité est arrivée trop vite pis son cœur s’est mis en ​colère. Elle lit, écrit, et joue dans une troupe de théâtre amateur depuis plusieurs années. Pis est bonne. En tout cas, moi j’y crois. Elle est capable de me ​faire pisser dans mes culottes pis brailler presqu’en même temps. Je peux y parler de n’importe quoi, elle a toujours l’air de me comprendre sans trop ​me juger.


Son mari, mon popére, est pas mal moins intellectuel sans être moins sensible. C’est l’homme le plus doux que je connaisse. Y’a jamais sacré de sa vie. ​Quand y est vraiment fâché, y lâche des “maudits citrons de tabarnouche”. Y’a jamais pris le chemin de la colère, lui. Y en choisit toujours un autre. ​Celui du sourire ou celui de la forêt. Y a pas grand’ chose qui l’énarve dans son vieux Ford F-150 1984 prune. Souvent, y vient me chercher pour faire ​des rides. On écoute Johnny Cash, Hank Williams, Kenny Rogers et Dolly Parton sur les chemins de terre entre Duclos pis Masham. C’est sûr que je ​préfère écouter du Plume, mais le vieux country, c’est le soundtrack de mon popére qui conduit avec ses cuisses en se roulant des cigarettes. C’est la ​musique de son film à lui. Un film de gars de bois, un charpentier mi-cowboy, mi-bûcheron. Je me considère ben chanceux d’avoir un p’tit rôle dedans.


Souvent, j’y donne un coup de main dans le bois. On trim les arbres pour leur donner de la force. On brûle le bois mort pour faire pousser de la vie. ​C’est souvent à l’automne qu’on fait ça, vers la fin octobre, début novembre. Le temps des premiers flocons. Ça sent bon dans la forêt. Ça sent la ​boucane de chainsaw mêlée à l’odeur du brin de scie et du feu de branches qui fume toute la journée. Au brake, je tète un Pepsi diet pendant que ​l’bonhomme se roule des toppes pour son après-midi en s’enfilant une p’tite sannwich aux tomates pis au poivre.

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C’est assis au bord du feu, qu’y devient plus jaseux l'bonhomme. Même si je suis curieux, je cherche ​pas tant la vérité. Je veux surtout une bonne histoire. Ça tombe ben, parce que mon popére, ​embellir la vérité, y sait comment faire. Y me raconte ses histoires de quand y’était garçon. J’adore ​ça l’imaginer à vingt ans, orgueilleux et fringants dans ses beaux chars. Y’en parle souvent de son ​belair “soixante-et -twa”, pis de son Fairlaine soixant-et-huit. Selon lui, c'étaient des maudites belles ​machines. Je sais qu’y portait pas trop ben la boisson dans l’temps. J’ai déjà entendu ma mère dire: ​“Mon père était pas alcoolique, y’était juste ivrogne. Y buvait pas tous les jours. C’est juste qu’une ​brosse pouvait durer une semaine.” Mais les versions de ses histoires de dérapes changent ​dépendamment si c’est lui ou quelqu’un d’autre qui les raconte. Quand c’est lui, c’est épique, quand ​c’est un autre, la honte. Le fait est que, même à jeûn depuis 20 ans, les histoires dont y’est le plus fier, ​c’est quand y’était ben chaud.

Mon père aussi était là à ma fête. C’est rare. Je l’aime vraiment, mais il travaille beaucoup. Y’a le même âge que ma mère, mais moi je le trouve plus ​vieux. Plus sérieux aussi. J’ai l’impression que c’est un surhumain tellement y travaille, répare ses machines, rénove la maison, aide les voisins. Y ressent ​pas le froid de janvier, ni la chaleur cuisante de juillet. Y endure, se dévoue pis s’oublie, aussi, je dirais. Mais quand y est là, le matin, y chante tout ​l’temps. Y fait semblant d’être un chanteur d’opéra mexicain. Y chante Mexiiiiiccccccooooo. Je pense pas qu’y soit déjà allé à Mexico, mais je trouve ​ça l’fun parce que ça me donne l’impression qu’y est heureux pis content d’être avec nous. Lorraine l’appelle son rossignol. J’aime vraiment ça me lever ​le matin, pis qu’y m’attende avec des oeufs pis du bacon. C’est une belle surprise d’avoir un père le matin. Surtout le jour de sa fête.


Mon père aussi est dans l’jus. L’été, y travaille sur la construction des routes. Y chauffe des trucks à sable et s’occupe du syndicat. Y peut passer deux ​semaines sans qu’on le voit à la maison. Y’est ben impliqué. Son but, c’est de motiver les ouvriers à aller manifester pour gagner des meilleurs salaires, ​des meilleures conditions pis arrêter d’être traités comme de la marde. Ça sonne vulgaire, mais je sais pas comment le dire autrement. Moi, je trouve ​l’exploitation pas mal plus vulgaire. Sa mission, c’est surtout de rendre les chantiers plus sécuritaires. Y paraît que les gros chantiers, dans l’nord sont ​vraiment dangereux. Y’a beaucoup de gars qui se blessent. Des fois, y’a des morts aussi. “Y’a des hommes qui se tuent à job parce que les boss les ​poussent trop dans l’cul. Ces gars-là sont des maris pis des pères de famille qui amènent du pain s’a table. Quand t’en tues un, c’est une famille au ​complet qu’y plonge dans’ misère!” D’après mon père, les ouvriers devraient apprendre à mieux écrire. “Quand on se bat avec la parole, c’est comme ​tirer avec une .22. Mais quand on l’écrit, là mon gars, tu tires avec un bazooka. Pis si on veut que nos combats servent à de quoi, y faut ben l’écrire ​quelque part.”

D’après lui, je vais ben me placer dans’ vie juste parce que je vais continuer mes études. “Toé là, tu va t’éduquer, aller à l’université. Tu vas te ​trouver une grosse job dans un bureau, le gros salaire, le cul sur une chaise confortable, à l’air climatisé. C’est pas vrai que tu vas te faire fouetter ​sur les chantiers mon gars. Ça, c’est le cauchemar.”


Tout ça fait que mon père est souvent parti. Soit pour travailler, soit pour manifester. Le peu de fois où on le surprend à la maison, c’est pour se ​reposer. Faut vraiment que je sois intéressant ou drôle pour qu’y m’écoute. Faque je me force. J’ai appris des bouts de monologues d’Yvon ​Deschamps que je connais par cœur. Y aime vraiment quand je reprends “Les Unions qu’osse ça donne”. Y se tord sur sa chaise en se tappant ​les cuisses. Sinon, je score fort avec Ronnie, le personnage de musicien gelé de Daniel Lemire. Quand je fais Ronnie, j’arrive même à improviser. ​J’invente à mesure des p’tits sketchs où je parle de ce qui s’est passé à la maison pendant qu’y était pas là.


Parce qu’y s’en passe des choses quand y’est pas là, hé boy, oui. Y’a pas longtemps, j’ai convaincu mon p’tit frère Jo de se défendre à l’école De ​pas se laisser faire quand y se fait intimider. En plus, c’est notre cousin Shawn qui l’écoeure. D’ailleurs, je sais pas l’asti pourquoi y s’appelle ​Shawn, ses parents parlent pas un mot anglais. Anywé. Shawn écoeurait mon frère sans cesse dans l’bus et dans la cour d’école. Jo avait peur de ​le dire aux professeurs ou au chauffeur, parce que Shawn l’a menacé d’y défoncer l’visage s’y faisait ça. Mon frère est quatre ans plus jeune que ​moi, mais c’est un costaud. Y connaît pas sa force parce que c’est un doux. Mais je le sens vraiment en colère. Et quand ça sort, y se défoule sur ​moi. Moi, je suis monté sur un frame de perruche. Je veux pas me battre. En fait, je peux pas me battre, n’importe qui peut me casser en deux. ​Moi, pour me défendre, je crie. Pour que mon frère arrête de se venger sur moi, fallait qu’y règle ça avec Shawn au plus sacrant. Faque je l’ai un ​peu obligé à faire de quoi. Un soir en revenant de l’école, y m’a dit “Franck! J’me suis défendu! Shawn avait la face en sang en descendant chez ​eux, j’y ai pété un coup de boîte à lunch sua yeule!” J’me sentais mal. Mais en même temps, j’étais fier de lui. Pis lui aussi y’était fier. Ç’a fait un peu ​de vagues avec l’école. Matante Gisèle voulait que Jo s’excuse devant tout le monde. J’ai supplié mes parents de pas céder parce que Shawn ​c’est une moyenne terreur. Ils ont supporté mon frère. Ça fait de la chicane. Mon’onc Pierre pis matante Gisèle nous parlent pu. Mais on s’en fout.


Si c’est pas en faisant l’comique, c’est en étant le meilleur de la classe que j’attire l’attention de mon père. Je sais que c’est important pour lui. Il ​répète souvent que “c’est par l’instruction qu’on devient quelqu’un”. Mais c’est tuff. Je passe des heures dans la lune. On dirait que mon cerveau ​est capable de se séparer en deux. Une partie enregistre tout ce que l’prof raconte. L’autre partie rêve, regarde dehors. J’aime ça m’imaginer ​rock star. Je ferais des solos de guitare sur un cap de roche comme slash dans le vidéoclip de Don’t Cry.


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2-

la mort à Ma fête

Baskatong, 12 août 2022


Salut je m’appelle Francis. J’ai 40 ans. Je suis né le 2 du 2 1982 à 2h du matin. C’est su, c’est confirmé, c’était la seule fois où j’ai été à l’heure ​dans’ vie. La veille de ma fête,en février, j’étais en retard à la mort de mon père.

Son cœur a arrêté de battre avant qu'y finisse de pelleter la neige sur le toit de sa roulotte. Ma mère a tout essayé pour le réanimer, mais, elle ​s'était cassée la cheville, deux semaines avant. Elle était en chaise roulante. Ç’a dû être assez criss d’essayer de réanimer son mari quand t’es ​clouée dans un fauteuil et battée par la panique. De toute façon, y’était trop tard. Tout a lâché d’un coup sec et violent. Mon père a cassé, comme ​un cheval, usé et entêté. Pendant que ça se passait, j’étais en route pour mon week-end de fête au Mont Tremblant avec ma fille et mes chums. ​C’est à St-Jovite, dans la cour du Bourassa que j’ai appris la nouvelle. Quand j’ai pris mon cell, qui chargeait dans le coffre de ma vieille Jetta ​station wagon, j’ai vu que j’avais au moins une cinquantaine d’appels manqués et tout autant de textos. De mon frère surtout. Je me doutais ben ​qu’y se passait de quoi de louche. Faque je suis sorti de ma Volks pour pas que Mathilde entende la conversation. J’ai rappelé mon frère:

  • Salut bro, comment tu vas, t’es où là?, qu'y me demande
  • Hey, qu’est-ce qui se passe man, je vois que t’as essayé de m’appeler plein de fois
  • Ouin, ben écoute, es-tu assis là?
  • Enwèye arrête de niaiser.
  • Ben c’est p’pa.
  • OK, kessé qu’y’est arrivé à p’pa?
  • … ben, p'pa y’est mort, man.

Je pensais que c’était une joke. Après m’avoir dit de pas me presser, qu’y’ avait rien que je pouvais changer, on a raccroché. Je suis resté assis à terre, ​derrière mon char quelques secondes, minutes, jours, je l’sais pu. Je suis allé porter ma fille à mes amis à Tremblant, j’ai pris un shot de Jamieson et je suis ​parti, plein gaz vers Wakefield. En temps normal, ça prend deux heures. Même si je l’ai fait en une heure et demi, je suis arrivé à l'hôpital juste avant que ​mon père parte pour la morgue. Les infirmières ont été smattes. Elles ont dézippé l’enveloppe de plastique pour que je puisse l’embrasser, une dernière ​fois, sur son front dégarni, détendu et frette. Y’avait un demi-sourire comme s'y goûtait enfin au bonheur, à la liberté. “Là, tu peux te reposer man. Merci ​pour tout ce que t’as fait. Je te demanderai même pas de veiller sur nous autres tellement je veux que tu décroches de toute. M'a gérer, à mon tour.”


Après lui avoir garoché mes adieux aussi surréalistes que malhabiles, je suis allé chez mes parents, maintenant chez ma mère, qui habite à 5 minutes de ​char de l’hôpital. Mon’onc Rod, qui fait du transport adapté, a pu lifter ma mère jusqu’à la maison. Si la pitié pouvait se résumer en une seule image, ce ​serait celle-là, où, dans le froid d’un soir glacial de février, l’élévateur de la van à mon’onc a descendu ma mère, maintenant veuve, sur l’asphalte ​enneigée de la cour.

J’entends encore le bruit du moteur électrique. Je vois encore les spotlights de la van, clairs et tragiques, éclairer l’entrée de la maison comme on éclaire ​le décor pour le tournage d'une scène fucking dark. Ma mère avait la tête dans ses mains, elle qui devait maintenant retourner dans la maison où son ​mari était mort quelques heures plus tôt, dans leur lit. La zone était sinistrée, en dedans comme en dehors. Je venais de perdre mon père à quelques ​heures de ma fête et là, j’ai senti que je devais prendre mon rôle de plus vieux et m’occuper de ma mère, de ramasser les dégâts de leur vie à elle pis ​mon père. Une vie où le bonheur, le bien-être et la santé étaient souvent pognés dans les craques du sofa.


Cette maison, où ma mère avait tant de misère à rentrer à cause de sa condition physique et son état de choc, c’est mon père qui l’a construite. Un ​bungalow conçu dans le compromis. Dans ce combat entre le moins d’entretien possible et la beauté, c’est toujours la première option qui gagnait. C’est ​le deuxième foyer qu’il a bâti. Il a vendu la maison de Duclos, qu’il avait construite à 16 ans, pour acheter un terrain à Wakefield avec vue sur la rivière et ​les pistes de ski.

Mon père avait dessiné le plan lui-même. Le résultat résume probablement tous ses conflits intérieurs. Le bungalow split level avec garage intégré avait ​une tourelle à l’extrémité Est pour donner une impression de château. Le revêtement de la devanture était fait de pierre Permacon, la même qui était ​utilisée sur les maisons de prestige dans le domaine du Vieux-Port à Hull. Mais comme mon père priorisait la facilité d’entretien, la pente du toit était trop ​aplatie ce qui donnait aucune prestance à la maison. En plus, le revêtement des côtés était en vinyle beige. C’était un peu comme si on construisait un ​pont levi devant une maison mobile. Il aurait voulu que ce soit chic, mais sa volonté a vite rencontré les limites de son pragmatisme. Pour lui, la beauté, ​l’esthétisme, c’était juste des caprices.

Cinq marches séparent l’entrée de la cuisine. En franchissant la porte de la maison, ce soir-là, ces cinq marches étaient, pour ma mère, le défi de trop. ​Elle s’est mise à hurler pendant de longues minutes. Elle tremblait de tout son corps. Ses cris stridents m’atteignaient dans mes fondements les plus ​profonds. Je l’ai laissée dépenser ses derniers spasmes d’énergie et l’ai aidée à monter jusqu’à la cuisine. Je lui ai donné ses anti-douleurs pour sa cheville ​et les pills pour alléger son coeur. Elle est allée se coucher, défaite en marde, quelques minutes avant que sonne mon anniversaire. J’ai ensuite pris la ​vieille bouteille de DeKuyper qui traînait dans l’armoire à boisson depuis au moins dix ans et je suis descendu dans le sous-sol pour fouiller dans les albums ​de photos. Dans un des bac, parmi les doubles de photos laissés lousses, y’avait tous les vieux cahiers que je tenais. Des genre de journaux intimes plus ou ​moins réguliers. J’en ai ouvert un au hasard...

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3 - Camping au bask

Baskatong, 12 août 1999


Depuis que mon père a des horaires plus stables, on peut se permettre de partir en vacances. Y’a pas longtemps, y s’est acheté un bateau. ​Un beau Bayliner open deck 1987.

C’est un moteur Volvo inboard qui lui sort le cul de l’eau sur la rivière Gatineau et sur les lacs de la région. À date, ça s’avère être un beau paquet ​de troubles. On part jamais sans 3-4 pièces de rechange pis un coffre plein d’outils. C’est cool même si c’est pas toujours relax, surtout pour ​Lorraine. Déjà qu’être sur l’eau, c’est pas tant son trip, le fait que le moteur choke à tout bout de champ, c’est rien pour lui faire ramollir les nerfs du ​cou. L’autre affaire, c’est que le pickup, un p’tit chevrolet S-10 à six cylindres, en arrache pas mal à sortir c’te navire-là de l’eau. La première fois, ​c’était à la marina de Pointe-Gatineau. La descente de bateau était pas trop à pic et recouverte de pavé uni. Les conditions gagnantes pour un ​minimum d'adhérence. Malgré ça, le pickup en avait plein son cass. Pas capable de sortir le bateau de l’eau. Y’a fallu qu’une dizaine de touristes ​embarquent dans la boîte pour donner du poids et de la grip à la pauvre camionnette. C’était aussi festif que redneck. Le monde criait: Enwèye, ​donnes-y câlisse, montre-leur qu’est-ce ça l’a dans l’ventre un chev!” C’est sous d’ivrognes applaudissements et un nuage de boucane de rubber ​brûlé que le bateau s’est finalement ramassé en haut de la butte. J’ai ressenti un genre de mélange entre la honte pis la fierté. Pas plus ​désagréable qu’y faut. Faque, à chaque ride de boat, on appréhende toujours le moment où va falloir ressortir c’te gros bétail de l’eau. Va savoir ​comment, mon père y arrive toujours.

Cet été, on est allé au Baskatong, près du camping de la Pointe à David. Le Bask, c’est un réservoir créé artificiellement pas loin de Mont Laurier. ​C’était vraiment pas aussi gros avant. Selon le dépliant, c’est en 1927 qu’ils ont noyé la place pour créer le barrage Mercier, une centrale ​électrique. Y paraît qu’y’a tout un village abandonné au fond de l’eau et qu’on pourrait même apercevoir le clocher de l’église quand l’eau est ​basse. Ça me fait un peu badtripper l’idée de faire du ski nautique pis de m’accrocher les pieds dans l’ptit Jésus. On est parti mes parents, mon ​frère, mon cousin Rick, pis deux de mes mon’oncs party animals, Rod pis Balloune. Balloune a une chaloupe de pêche, Rod, un speedboat et mon ​père le Bayliner. Ce qui est l’fun au Bask, c’est qu’y a des îles avec des plages de sable à l’infini. L’eau s’étend à perte de vue et toutes les berges ​sont comme des dunes de sable. Tu loades le boat de coolers et de stuff de camping pis tu te choisis une île où passer la semaine, tout ça, gratos. ​Le Bask, c’est sûrement ce qui est le plus proche d’un preview du paradis. Genre de spot parfait pour passer une éternité pis celle d’après.

C’est aussi un gros défi logistique de passer une semaine sur une île sans eau ni électricité. Ma mère gère ça comme une cheffe! Une glacière pleine de ​bouffe, une autre pleine de booze. Un équilibre parfait entre les cochonneries pis un régime santé. Des chips, de la liqueur, du jambon, des p’tits légumes ​dans la trempette, des fruits, quelques boîtes de Kraft Diner des Jos Louis pis des hot dogs en masse. Comme dirait Lorraine: “C’est les vacances pour tout ​le monde, si vous êtes pas contents, vous irez à la cantine ou ben vous vous le ferez vous-mêmes!” Pour vrai, je vois pas pourquoi elle se ferait plus chier ​que nous pour nourrir tout l’monde. Si y’a quelqu’un qu’y a besoin d’un break, c’est ben elle.


Et pour une fois, elle en profite, en masse. Son buzz, c’est de s’asseoir dans l’eau sur sa chaise pliante et s’enfiler des p’tits bloodys. Ben assise, le derrière ​au frais, à téter son drink, ma mère change boutte pour boutte. Pu rien la dérange. Pas de nervosité, pas d’agressivité. Ça fait du bien. Mon cousin pis moi, ​on chill dans le bateau à écouter nos mix de tounes qu’on s’est fait sur des cassettes Maxell: Beaucoup de Led Zep, Hendrix, du vieux Guns n’ Roses, ​Plume, Offenbach, Pink Floyd pis des affaires plus récentes comme du Pearl Jam, Blind Melon, Radiohead, du Rage et j’en passe. Souvent, mon’onc ​Balloune vient s’assoir avec nous dans le bateau et nous refile une p’tite poffe de hash. La musique devient vraiment meilleure. La version de Little Wing ​faite par Stevie Ray Vaughn, est complètement débile à écouter quand t’es un peu gommé. Même chose pour toutes les tounes de Pink Floyd sur Animals.

Les 3 derniers jours des vacances, mon père est venu nous porter, mon cousin pis moi, au camping de la Pointe à David. C’est ben l’fun la famille sur l'île ​déserte, mais de savoir qu’y a plein de belles campeuses en maillot sur la Pointe, ça commençait à nous travailler dans l’bas de la bedaine. Ç'a pas été ​long, on a rencontré deux filles vraiment smattes. Une p’tite brune pas mal dégourdie, Audrey et une grande rousse gênée, Anne. Moi, c’était la rousse qui ​me faisait tripper. Mon cousin avait un gros kick sur Audrey. Ça tombait ben. Je me suis vite rendu compte qu’Anne avait un bon remède pour vaincre la ​gêne. Dans le fond de sa petite sacoche brune à frange, parmi des bracelets pis des colliers de billes, elle trimballait un p’tit mickie de vodka. On passait ​nos journées sur la plage à jaser, se baigner, téter de la vodka.

Anne était vraiment belle. Des grands yeux verts et jaunes, comme les feuilles à la mi-septembre, juste avant que le show de couleur commence. Sa peau ​était pleine de taches de rousseurs que le soleil nourrissait. Je trouvais ça tellement beau. Sa voix était un doux et mince filet d’air qui te caresse le ​tympan. Elle pourrait m’envoyer chier que ça me ferait du bien. Entre deux gorgées de vodka, elle tressait un bracelet de laine, ses longs cheveux roux ​détachés faisaient le party avec le vent du Baskatong Doucement, avec son accent qui cassait le français, elle m’a murmuré sa vie: Elle habite avec sa ​mère dans le coin de Fort Coulonge, un petit village du Pontiac. Elle vient

passer une partie de l’été au camping avec ses grands-parents. Son père était militaire. Y’a flipper un câble quand elle avait 8 ans. Il s’est pendu dans le ​sous-sol. C’est Anne qui l’a trouvé. Elle était trop petite, pas assez forte pour le décrocher. Après, c’est le néant dans sa tête. Elle se rappelle pu du reste. ​Ni des jours, ni des mois suivants. Elle a été suivie par une cavalerie de psy, travailleuses sociales. Elle a doublé sa troisième année. “Obviously, j’arrivais pu ​à me concentrer. C’est vraiment weird, parce que j’étais vraiment bonne à l’école. Après la mort de mon père, je comprenais pus fuckall, j’en voulais à ​tout le monde, j’étais so fucking mad.” me soufflait Anne. Vers l’heure du souper, mon père pis mon’onc Rod venaient nous chercher à la marina de la ​Pointe. On retraversait sur notre île pour manger des hots dogs pis de la salade de macaronis. Mon père me permettait de boire une Molson Dry que ​j’allais échanger à mon oncle pour une Bud, ça descendait mieux. La Molson Dry, ça goûte ce que ton haleine sent un lendemain de brosse.

Je restais quand même troublé par l’histoire d’Anne. Je sais pas comment je réagirais si je trouvais mon père pendu. Ça doit être fucking terrible. Ça y ​donnait un aura de guerrière à Anne. Je sais pas pourquoi, je la trouvais encore plus attirante et j’avais envie d’être doux avec elle, de lui montrer des ​belles choses, lui faire oublier tout ça. Le dimanche matin, notre dernière journée de vacances, j’ai demandé à mon père d’aller nous porter plus tôt au ​camping. J’ai ramassé quelques fleurs sauvages pis des nénuphars, improvisé un genre de bouquet pour la belle rousse. Quand je lui ai donné, elle est ​restée silencieuse un bon moment. Ça m’a paru vraiment long.

- Tu peux vraiment le jeter si tu le trouves laitte han.

- Shut up dumb ass! J’ai jamais reçu de fleurs. Je trouve que les fleurs sauvages, c’est les plus belles. Les marguerites, c’est mes préférées. J'aurais aimé ça ​m'appeler Daisy. C'est doux pis exotique en même temps. Ça fait far west, I love it. T’as ramassé ça just for me?

- Ben oui… je voulais te faire plaisir.

Anne avait l’air contente. J’étais content aussi. On s’est assis, collés sur une roche, au bord de l’eau. Quand le vent se levait, j’avais ses cheveux dans le ​visage. Y sentaient bon le shampoing Alberto. Je suis allé nous acheté des liqueurs, au p’tit dépanneur du camping, pour couper un peu la vodka. On a ​jasé de musique. Elle trippait sur les mêmes affaires que moi. Sauf qu’elle, elle aimait U2. On s’entendait vraiment pas là-dessus. Je trouve que c’est le ​band le plus ennuyant de l’univers. Mais avec Anne, j’en écouterais du U2, la face dans son cou.

-Hey, tu vas peut-être trouver ça bizarre pis niaiseux, mais on dirait que ça fait longtemps que je te connais.

-Same for me, m’a rassuré Anne

-C’est plate que t’habites loin.

-Yeah I know...

On a continué comme ça tout l'après-midi à parler de toute, mais sans être gênés par le rien et ses silences. J’avais tellement envie de l’embrasser. Mais ​j’étais pas capable de faire le move. J’avais peur qu’elle switch pis qu'elle me trouve too much. J’aurais pas pu gérer ce malaise-là, la fucking honte.


Quand mon père est venu nous chercher à la marina, j’étais tout à l’envers. Je savais bien que je reverrais jamais Anne. J’avais l’impression de perdre ​quelqu’un d'important.

“ So, j’ai quelque chose pour toi”. Anne à fouillé dans sa petite sacoche à frange et elle m’a tendu le bracelet de laine qu’elle tressait depuis quelques ​jours. “Tiens, je te le donne, je trouve que les couleurs matchent avec toi. Le jaune comme ta lumière, le vert parce que t’es beau comme une épinette et ​le brun pour tes yeux. C’était l’fun de te rencontrer, you're nice and funny”

J’avais les yeux pleins d’eau. Drette quand je suis venu pour bégayer de quoi, elle s’est avancée et m’a embrassé, doucement sur les lèvres. Après ça, elle ​a pris mon poignet pour m'attacher le bracelet. Ces doigts étaient agiles, doux et moites. Je l’ai regardée en espérant fort que mon cerveau imprime ​chacun des traits de son visage dans ma mémoire pis aussi le goût de ses lèvres à gomme balloune.

Ça m’a sonné de lire ça. J’ai pensé à Anne, qui a perdu son père si tôt dans sa vie. Même si le mien est parti vite, je me console en me disant que le ​temps nous a permis de se tricoter une vie, aussi croche qu’absurde, rough, sincère et touchante, une vie parfaite dans tous ses défauts. J’ai aussi ​repensé au Baskatong. Ce grand et majestueux réservoir. Le seul endroit où mon père semblait effleuré le bonheur, le lâcher prise. Dans un élan de ​profonde nostalgie, j’ai pris mon cell et j’ai réservé une semaine à la Pointe à David, au mois d’août. Je vais prendre du temps, amener tous mes ​cahiers et les albums photos. J’avais envie de revisiter le passé au travers ces moments choisis, capturés par écrit ou par la lumière. Peut-être ​qu’avec un peu de chance, du bourbon et du mush, je finirais par comprendre qui je suis, d’où je viens et peut-être aussi faire le deuil de mon père. ​En attendant, j’avais ma famille à ramasser. L’hiver s’annonçait tough pis j'avais fini le DeKuyper.


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4 - L’arrivée

Baskatong, 12 août 2022


Je suis arrivé au Bask vers 3h de l'après-midi. En prenant le chemin Baskatong, je reconnaissais chaque détour, comme si j’étais passé ​par-là la veille. Quand le grand réservoir est apparu, un gros frisson m’a parcouru le corps.

Le Bask était là, un géant tranquille, le même que depuis la première fois que je l’ai vu y’a 30 ans. Long et large, taché de ses îles, les petits théâtres de ​mes souvenirs heureux. Si y’a une place où mon père se trouve dans notre monde, c’est clair que c’est là. C’est au Bask qu’à chaque été, on touchait au ​bonheur, qu’on se lâchait lousse. C’est en camping sur une île déserte de la ZEC Petawaga que je ressentais qu’on était une famille, que malgré les luttes, ​les échecs, les chicanes, l’amour finissait toujours par se frayer un chemin jusqu’ici. En arrivant sur le site de la Pointe à David, j’ai droppé mes sacs, mis la ​bouffe au frigo et je suis sorti sur le balcon du petit refuge.


Le camping est encerclé par un ancien cimetière. Comme celui où mon père se repose. Mais ici, c'est pas un cimetière protestant. Ce sont des ​Anishinabes qui essaient de trouver un peu de paix et de force sous terre. On le sent, tout l’temps, que l’endroit est sacré. Le passé, le présent et le futur ​s’ostinent pas icitte, ils dansent ensemble, s’embrassent et dorment en cuillère. J'ai eu envie de prier. Alors j'ai prié pour ma fille Mathilde. Pour l’enfant ​qu’elle était. J’espère qu’elle a trouvé ou trouvera un moyen de la protéger, de la cacher pendant que ça brasse et que son enfance se casse les dents ​sur les murs sombres de la vieille maison jaune de Cantley.


C’est peut-être la lumière, le paysage de dunes de sable, l’odeur de feu de camp mêlée à celle des pins gris et du large, mais y’a une atmosphère de ​mystère qui plane sur le réservoir. Partout où je regarde, j’ai l’feeling que je vais voir mon père apparaître, sortir du bois ou d’un nuage de brume, en riant ​pour me dire que tout ça est juste une joke, qu’y’est pas mort pour vrai, qu’y faisait juste se reposer un peu, se donner un break.




Sans trop niaiser, je me suis loué une chaloupe pour aller explorer les îles avant la noirceur. J’essayais de me rappeler celle où on allait camper. J’ai pris ​mes chiens, ma ligne à pêche, mon maillot, du mush et quelques petits breuvages. Mes seuls guides, c’était une vieille photo de famille que j’avais dans ​mon cell pis mes souvenirs. Sur la photo, tout le monde est sur la beach. Mon oncle Rod est assis dans l'eau devant ma tante Micheline. Mon père pis ma ​mère font pareil. Mon'onc Balloune est lui aussi assis dans l'eau en train de se clancher une Bud pis un Jos Louis. Moi, je suis évaché devant tout ce beau ​monde avec une Molson Dry. Je porte une petite chaîne avec un pic de guitare dans le cou et une vieille casquette Nike usée par le soleil.


J’ai embarqué mes chiens dans l’boat, le cooler et je suis parti explorer. On compte pas le nombre d’îles dans le Baskatong. Des grosses, des p’tites. Je ​me rappelais de quel côté on tournait de la Pointe à David pour se rendre à l’île, et je me suis fier à ça. Après trois quarts d’heure de gossage, quelques ​lancers de ligne à pêche, j’ai reconnu la place. La même plage, le même décor que sur la vieille photo. Les arbres étaient plus hauts, mais les grosses ​roches étaient là, à la même place.


J’ai accosté la chaloupe sur la plage, je me suis mis les pieds dans le sable en même temps que le buzz de mush s'est mis à kické. J’ai pleuré un peu… La ​dernière fois que j’étais sur cette plage-là, ça grouillait de monde, mon monde. Là, j’étais tout seul. J’imaginais le vieux Bayliner blanc s’approcher de la ​berge avec mon père dedans, en bédaine, qui écoute ses mix Country, le smile fendu jusqu’aux oreilles. Je voyais encore mon’onc Rod fumer son p’tit ​pétard sur son boat bleu métallique, mon frère qui jouait dans le sable pis ma mère qui jasait avec matante, le cul dans l’eau.

Paper Ripped Frame

La plage s’étirait loin. À plusieurs pieds du bord, j’avais encore de l’eau aux genoux. Quand je regardais dans le fond de l’eau, je voyais le sable briller ​comme si c’était des miettes d’or. Je me suis couché sur le dos et je me suis laissé flotter. Je soulevais mon corps avec mes mains. Je sentais tous mes ​muscles se détendre. Mon souffle était libre et l'eau me purifiait. Je me suis rappelé que je passais des journées complètes à faire ça quand on venait en ​vacances ici. Derrière moi, y venait toujours une odeur de toast pis de saucisses hot dog qui grillaient sur le petit poêle Coleman. J'étais fucking ​nostalgique. Mon père me manquait. J’aurais voulu rester là, dans l’eau à brailler comme un bébé jusqu’à temps qu’y vienne me chercher.


Je suis vite sorti de ma bulle. Deux messieurs sont venus s'échouer à leur tour sur la plage paradisiaque. Les bonhommes pêchaient, ça mordait pas yâb, ​alors y sont venus luncher les pieds dans l’eau, assis sur leur chaise de camping. Je les écoutais parler. À un moment donné, y’en a un qui a appelé sa fille ​sur le speaker phone. J’ai compris que les deux hommes étaient des frères parce que la fille a salué son oncle. Le père voulait juste prendre des nouvelles, ​lui dire bonjour. J’ai vraiment compris son intention. Assis devant un si beau paysage, sur une île au milieu de nulle part, on peut pas faire autrement que de ​penser à ceux qu’on aime. J’ai pensé fort à Mathilde. J'aimerais pouvoir l’appeler juste pour lui passer le bonjour. Mais juste ça, c’est impossible. Si je veux ​lui parler, y faut que je passe par la DPJ.


J'ai étiré le moment jusqu'à la brunante. J'avais quand même un bon 45 minutes de bateau à faire pour revenir au chalet. C'était pas évident de jour, de ​soir, ce serait un moyen calvaire. Faque la chienne m'a pognée. J'ai rembarqué le cooler pis les pitous dans la chaloupe et j'ai mis le gaz au fond. Pour ​naviguer, je me fiais à Google Maps. J'avais pris soin de sauvegarder ma pin sur le GPS pour facilement revenir au camp. Ça faisait pas deux minutes que ​j'étais parti que mon cell a crevé. Pu de fucking piles. Là, je commençais à trouver ça crissement moins drôle. Plus le soleil se cachait, moins je me sentais ​winner. Les chiens aussi le sentaient que j'étais soudainement moins brave.


J'ai ralenti. Je commençais à être gommé en sacrament. Pis mêlé. Toutes les îles se ressemblaient. Je sentais comme si je faisais du sur place et que c'était ​le paysage qui défilait en loop. Je paniquais ben raide pis je commençais à trouver mon projet assez cave. C'est au bout de mon désespoir, en ​m'enlignant sur une île pour y passer la nuit, que j'ai aperçu un bateau de pêcheurs contourner le cap de roche. Eux autres avaient l'air de savoir où ce ​qu'y s'en allaient. Je les ai suivis. À une distance orgueilleuse. Peu importe où ça me mène, au moins je savais que je passerais pas la nuit tout seul, ben ​mushé avec mes chiens sur une île perdue au beau milieu du Bask. Un bon 20 minutes plus tard, qui m'a paru comme cent ans, j'ai reconnu le bout de la ​Pointe à David. J'ai slaqué le gaz pour ralentir un peu. Je voulais pas que les bonhommes pensent que je suis un débile qui les pourchasse. Pis je suis rentré ​à quai, ben chill, en me la jouant un peu beach-bum-qu'y-en a-vu-d'autres.



En revenant à mon petit chalet, des nouveaux voisins s'installaient dans la double cabine, un genre de semi-détaché rustique.

“Hé boy, je pense qu’y avait plus de chiens dans ton bateau qu’y avait de dorés han!” m’a crié un homme assis à la table de pique-nique. Je l’ai salué en ​rushant un peu dans le sable avec les chiens qui tiraient trop fort sur les laisses. C'était les deux pêcheurs que je suivais. Y venaient rejoindre leurs femmes ​qui elles, prenaient un petit verre de blanc sur la galerie.

-Je comprends pas ce qui a dans ce lac-là, tout ce que j'ai pu mettre dans mon cooler, c'est de la Bud.” Une p'tite joke de mon'onc au nom de la ​courtoisie et du bon voisinage, que je me suis dit.

-Oh un connaisseur! Hahah! Moi c’est Réjean, lui c’est Jacques, ça te dérange pas trop d'avoir des retraités comme voisins?

-Ben non! Vous pouvez faire vos nuits blanches de grosse dope comme vous voulez!

-Tabarnak que des nuits blanches, on n'en fait pu nous autres! On a travaillé toute notre vie sur des shifts au ministère des Transports à Maniwaki. La nuite, ​on dort!

-Ah ouin! Au Ministère des transports? Mon père aussi a travaillé là un boutte. Y’a connu l’enfer à Maniwaki.

-C’était qui ton père?

-Son vrai nom, c'est Jean-Pierre, mais tout le monde l'appelle le Taon.

-Y’était pas chauffeur à Hull lui?

-Oui, mais, à un moment donné, y’a eu un poste permanent à Maniwaki.

-Ok, nous autres, on était déjà pu là. Une criss de chance, parce que ça s’est mis à chier solide!

-Content de vous l’entendre dire. Y’ont tué mon père ces hosties de rats-là.


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5 - Le dix roues de mon père

Duclos, 13 juillet 1997


Mon père vient de s’acheter un gros truck, un dix roues, un truck à sable. Y’a échangé son casque blanc de contremaître de chantier ​contre un beau gros International tout aussi blanc.

C’est maintenant un Detroit turbo diesel qui le charrie à job et le ramène à maison après. Y dit qu’y en avait plein l’cul de travailler pour des pourris pis ​qu’au moins, dans son truck, y’a pas de boss pour l’écoeurer. Pour tout le monde, c’est une p’tite révolution. Mon père à maison tous les soirs, ça vient d’en ​enlever une pas pire couche sur le dos de ma mère pis pour moi, un papa à tous les jours, c’est comme tirer les bons numéros de Gagnant à vie.


Mon père a engagé son cousin DanDan pour faire le lettrage du camion. Y vient juste de sortir de prison. Avec toute la belle couverture de presse qu’y a ​eu pour ses vols de banques, c’est pas comme si les employeurs se l'arrachent. Faque mon père l’a pris, mais pas juste pour l’aider. DanDan, y dessine sur ​un moyen temps. C’est un spécialiste du airbrush, du tatouage à la corde de guitare. Mon père l’a surtout choisi parce qu’yé vraiment bon.


Depuis sa sortie, DanDan habite de l’autre bord du crique, avec Mon’onc Rod. Chaque fois qu'y traverse pour venir dans le garage travailler sur le truck à ​mon père, je vais le rejoindre. Je m’assis sur le banc du chauffeur, ouvre la fenêtre et jase avec lui des soirées au grand complet. Ses histoires me ​fascinent. Y me raconte ses aventures de taule comme un chum te raconte son dernier voyage à Ogunquit. Sauf que Daniel, y’avait pas le cul sur une ​plage à boire des virgins Cesears. C’était “Su l’ciment” comme y dit: “À' grande école, man, t’apprends que les humains sont encore pires que les ​animaux. Y’a plus de respect dans’ l’bois, asti, qu’y en a en-d’ans.”


L’autre soir, en me racontant tous les trips qu’y se payait après être allé “faire” une banque, y m’a tendu une cassette: “Mets ça dans l’tape deck pis ​monte le son, mon vieux. Si tu connais pas encore Led Zeppelin, j’te l’jure, tu vas capoter. Tiens, r’cule c’te bord là.” Une fois la cassette rewindée jusqu’au ​boutte, j’ai pesé sur play. C’était Good Times Bad Times. J’en revenais pas comment c’était bon!


Veux-tu ben m'dire d'où c'est que ça sort de la bonne musique de même!! Que j’y demande, allumé tight.

- Ça, c’est du Rock And Roll man, c’est pas comme Elvis là, ça, ça buche en tabarnak, qu’y me dit en riant avec sa voix graffignée par tous les abus, les ​excès, les nuits blanches, pis l’horreur. Y continue: "J’écoutais ça, le volume au boutte quand j’allais “sauter” une banque. J’empruntais le char à ton ​mon'onc Rod, sa belle corvette bleue avec des sparkles. Des fois, je passais même devant les policiers, la valise pleine de cash. Les bœufs me faisaient ​signe de circuler, gang d’hosties de tatas. Y vont te fouiller si t’as une vieille minoune toute décrisse, mais pas si t’as l’cul assis dans une corvette. J’veux ben ​croire qu’y font leur job les cochons, mais pour vouloir te mettre une badge pis faire la loi, faut déjà que tu sois une charogne." Les mots étaient sévères, ​mais les expressions de sa face l'étaient encore plus. DanDan était carrément allergique à’ police.


"Je pouvais me faire jusqu’à 20 000$ par banque. Après, je câllais de la poudre, des escortes, une limousine, pis je partais sur une crisse de chire avec ​mes chums.” Le beau Balloune pis Rod en ont profiter en tabarnak, eux autres. L’histoire de DanDan fittait parfaitement avec les solo de Jimmy Page pis ​les coups de drums de Bonham. Ça allait ensemble. Le grand cousin est encore plus rock and roll que le Rock N’ Roll. Y’a vécu cette débauche-là ​pendant 2 ans avant de se faire pogner.


“Quand y m’ont rentré au pen, c’était pas supposé être long. J’avais pogné quatre ans, mais mon avocat m’avait promis que je sortirais de là dans moins ​de deux ans. À ma première évaluation, ils m’ont dit que je ferais mes quatre ans, au complet, parce que je m’étais fait pogné avec du pot. Là, j’ai flippé ​un câble man. Je venais d’avoir ma p’tite pis j’en avais déjà manqué un bon boutte. Faque, j’ai essayé de m’sauver, de m’évader tabarnak! Mais chu pas ​allé loin, y m’ont décroché des barbelés. Je pendais par la peau des cuisses, jammé dans’ clôture. C’est là qu’y m’ont envoyé direct au gros Pen, la ​Grande École. Sécurité maximale. À Donnacona, ça niaise pas. Je voulais chier dans mes fucking shorts. J'allais entrer dans une place où y’a du monde qui ​en sortent jamais. T’as quoi à perdre quand t’es en prison pour la vie?”


DanDan venait de tracer sur la porte le contour du lettrage. C’était écrit: “Jean-Pierre Faubert et fils. Camionneur. 456-4175”. Je suis venu les yeux pleins ​d’eau quand j’ai vu “et fils”. Comme tous les p’tit gars, j’ai toujours rêvé de chauffer un gros truck. Mais là, on dirait que mon père me voulait dans son ​équipe, qu’un jour, je prenne la roue pour continuer ce que lui a commencé. C’est comme s'y me faisait confiance. Je pense que DanDan a vu ma larme ​se pointer, même si je me suis dépêché à l’essuyer. “Criss je t’ai tu traumatisé avec mes histoires de marde moé là?” J’ai pensé faker que les brumes de ​peintures me chauffaient les yeux, mais j’avais pas le goût de le bullshitter:

-Ben non, je trip sur tes histoires. Je t’écouterais jusqu’à demain. C’est juste que mon père m’avait pas dit qu’il écrirait “et fils” sur ses portes de truck.

-Ahhhhh! T’es un sensible toé. Moi aussi ça me touche que ton père choisisse d’écrire ça sur ses portes. C’est comme s'y t’amenait avec lui à tous les ​matins. Y dois t’aimer en câlisse ton père. T’es chanceux mon homme.


C’était Dazed and Confused qui jouait.


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6 - Twitty pis Bozo

Duclos, 8 juillet 1995


À matin, je me suis réveillé avec un bruit de séchoir à cheveux. Ça venait du salon. Quand je me suis ​levé, mon père était debout, à côté de la cage de Tweety, en robe de chambre semi-ouverte. Il tenait ​le séchoir dans ses mains et séchait le p’tit oiseau jaune.

-Qu’est-ce tu fais-là p’pa?

-Ton moineau était tout trempe pis y avait les yeux collés. Je pense qu’y'é tombé dans son eau.

Ok?

-Faque je le fais sécher pour essayer d’y décoller les yeux.

-Montre-donc...


J’ai grimpé sur une chaise de la cuisine. Tweety, un beau serin jaune serin, était pas mal magané. Mon père continuait d’y blower le plumage avec le ​séchoir. Un moment donné, y’a un de ses yeux, une p’tite bille noire, qui est tombé dans le fond de la cage. “P’pa! Tweety vient de perdre un oeil!!” Mon ​père a fermé le séchoir d’un coup sec, comme s’y venait de réaliser que c'était niaiseux rare ce qu'y se passait là. Le p’tit oiseau était tout crunchy.


-Bon ben, gars, va falloir que tu l'achèves, qu’y m’a dit. Je pleurais un peu, mais j’étais quand même d’accord avec lui. Pauvre tite bête.

Faque tu peux prendre la pelle dans le garage, l'assommer pis l’enterrer à côté du crique.” C'était sa suggestion, ben relax.

-Ben là, c’est ben trop barbare, je serai pas capable.

-C’est la vie mon gars. C’est ton oiseau. Là y souffre. C’est à toi de t’en occuper.

-Bon... ok.


J’ai pris Tweety, l’ai mis dans un pot de margarine et je l’ai amené dehors. J’ai creusé un trou au pied du gros pin, où y’a ma cabane. J'ai fermé les yeux et ​j’ai shaké le pot de toute mes forces pour étourdir l'oiseau. J'ai rouvert le pot et dès que Tweety est sorti, je l'ai assomé avec la pelle ronde. J'ai pas niaisé, ​je l’ai poussé dans le trou pis je l’ai enterré. J’ai failli vomir tellement ça me faisait de la peine.



Quand j’suis revenu dans’ maison, ma mère m’a donné cinq piasses pour que j’aille m’acheter ce que je voulais chez Hector. J’me suis pris un sac à surprise ​et une Orangina, la bouteille en forme d’ampoule. J'aime ben ça. Même si y'a toujours un p'tit fond de pulpe dedans. Le côté p'tites bulles me fait passer ​par-dessus les mottons. Hector avait mis son perroquet sur le comptoir du magasin.


-Salut Hector! Pourquoi ton perroquet est dans le magasin?

-C’est un Cockatiel. Y’é à vendre, si jamais tu le veux. Je demande 50 piasses pour.

-Wow! Je pensais que ça valait mille piasses des perroquets exotiques. Y parles-tu?

-Y peut apprendre à parler si t’es ben patient. Mais là, Bozo, y parle pas. Y fait juste chanter. Y vient avec la cage pis toute.

-Ok, je vais demander à ma mère. Mon serin vient juste de mourir pis j’aime vraiment ça les oiseaux. Y’é vraiment beau… Allôôôô Bozo, Allô.

-On dirait qu’y t’aime ben han? Pars donc avec, ta mère me paiera plus tard, ça me stresse pas.


’étais vraiment fou comme de la marde. Je courais tout croche dans l’champ de mon’onc Rod parce que je faisais juste regarder Bozo. Duke, le bâtard ​de Pit Bull avait l’air de croire que je lui amenais un beau lunch. J’ai sauté le crique en bardassant un peu la cage et j’ai rentré Bozo dans la maison. ​Quand elle a vu la grosse cage, ma mère a fait un méchant saut.


-Ben non gars, pas un autre oiseau… y est ben trop gros! Qui va nettoyer la cage de c’te gros perroquet là?

-Je vais m’en occuper moi.

-Tu t'occupais même pas de ton serin.

-Ouin ben là c’est pas pareil, cet oiseau-là, tu peux y apprendre à parler.

-Ben voyons donc! Ça fait des années qu’on le voit chez Hector pis y’a jamais dit un criss de mot, y fait juste crier c’t’oiseau-là… Hé que ton père sera pas ​d’accord avec ton move.

-J’sais ben, mais y’est jamais là, anyway.


Aussitôt que j’ai déposé la cage sur la table de la cuisine, le Cockatiel s’est mis à crier non stop. C’était fort, agressant, gossant sur un moyen temps. Ma ​mère capotait. “Ton père va le tuer, c’est certain, s’y crie toujours comme ça”. Elle a appelé Hector pour y demander quoi faire avec l’oiseau de malheur. ​Elle l’a aussi traité de “criss d'innocent" et de “sans dessin” de m’avoir laissé partir avec Bozo. Hector lui a suggéré de mettre un drap sur la cage, la ​noirceur ça le calme. On a mis un drap foncé et Bozo s’est mis à crier encore plus fort. Ma mère a rappelé Hector: “Hey, j’te ramène ton criss de Froot ​Loops, y fait juste crier. Ça fait pas une heure qu’yé dans’ maison que j’ai déjà envie de l'frire.” Ça sonne un peu violent de même, mais j’étais assez ​d’accord avec ma mère. Y’avait rien à faire avec cet oiseau de clown-là. C’était pas l’fun pantoute. Hector pis ma mère se sont chicanés un peu parce ​qu’y voulait pas reprendre Bozo. “Nenon! Je te ramène ton hostie d’perroquet pis tu t’arrangeras pour le vendre à un autre poisson!” Pis elle a raccroché ​sec. Ben à boutte. Elle s'est viré vers moi, des couteaux dans les yeux: "pis toé, tu vas aller l'mettre dans l'char. M'a y parler dans l'cass, moi, à Hector.”


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7 - Les beausoleil

J’ai dû avoir 12-13 ans, pendant que j'essayais de trouver la différence entre le chant des oiseaux, j’ai entendu crier chez les Beausoleil, en face de chez ​nous.


J’ai commencé par entendre le voisin pleurer. Le p’tit avait 6 ans, tout l’temps crotté du criss. Je sais pas pourquoi, on l'appelait Gruau. Y parlait pas beaucoup. ​Soit y criait, soit y braillait, comme ses parents. Ghislaine pis Bernard, ça se chicanait solide. Chaque samedi, ça brassait en ciboire. De la musique jusqu’à tard, ​ça hurlait, ça chantait pis ça buvait fort.


On était dimanche matin, le lendemain d’un de ces joyeux samedis. J’ai entendu Ghyslaine hurler “T’es un osti de malade mon tabarnak, tu t’en sortiras pas de ​même maudit enfant d’chienne”. De son côté, Bernard lui criait de fermer sa “câlisse de yeule” sinon elle était pour manger la "volée de sa vie". Ghyslaine s’est ​pas laissée faire. Elle a juste hurlé comme une corneille enragée. Y’avait pu de mots. Pis là, j’ai entendu un bruit comme si quelqu’un garochait une chaise sur les ​armoires de la cuisine. Ça faisait shaker la vaisselle, les murs pis mon coeur. Y’a eu un dernier boom, sourd. Un corps était tombé par terre en même temps qu’un ​bruit de verre ou de porcelaine qui se brise. Bernard est sorti de la maison en coup de vent, est embarqué dans son vieux oldsmobile brun marde pis est allé en ​direction de Masham. J’entendais Gruau qui pleurait de l’autre bord de la rue. J'imaginais déjà ses grosses larmes qui coulaient en même temps qu’elles ​nettoyaient la crasse qu’y avait tout l’temps autour des yeux.


Mon père était dans le garage en train de faire un tune-up sur le vieux tracteur à gazon. Y a vu toute le show. Y m’a dit “enwèye mon homme on traverse. Rendu ​dans’ maison, occupe-toé du p'tit, je vais aller voir si Ghyslaine est correcte.” Je l’ai pas ostiné. Y’avait un silence inquiétant sur la rue, soudainement. Même les ​oiseaux chantaient pu. En entrant dans la maison, mon père m’a crié, "ok sort le p’tit d’icitte!" Sa mère était étendue dans’ cuisine, le nez en sang. Ghyslaine était ​une femme imposante, costaude. Je l’aurais pas niaisée longtemps qu’elle m’aurait pogné au collet. Bernard lui, c’était un tit maigre, nerveux. Toujours en ​bédaine, keks tatouages qui fadaient sur ses bras longs et secs.


- Câlisse Ghyslaine, c’est tu lui qui t’a fait ça? A demandé mon père

- Ben non, ben non, on s’est chicanés pis j’me suis enfargée dans une chaise.

- Hey, niaise-moé pas là. Je l'sais que c'est lui.

- Mêle-toé pas de ça le voisin. Retourne-toé chez vous, toute est beau pis occupe-toé de tes affaires.

- Bon, ok Ghyslaine, r'gard, je veux pas empirer les affaires pis te nuire. Si ça arrive encore, traverse chez nous. C’est pas normal ce qu’y te fait vivre.

- C’est ça, bye le Taon.


J’ai vraiment senti mon père troublé. Y’avait l’air soit vraiment triste, soit vraiment en beau tabarnak. Ça se mélangeait dans son visage jusque dans ses poings, ​fermés ben tight. Gruau s’était mis des oreilles de walkman sur la tête et chantait de toutes ses forces. Le fil de ses écouteurs revolait dans le vide, plogué à rien. ​Calvaire qu’y chantait mal, pauvre p’tit. On aurait dit un geai bleu, mais en plus sale.

Ma mère était partie faire la grocerie au IGA à Farm Point. Mon père, conscient de ses talents de cook avait sûrement pas la tête à préparer un dîner équilibré. Y ​m’a demandé si j’avais le goût d’aller chez Carlo, manger des pogos pis de la poutine pour faire passer ce bizarre d’avant-midi. J’avais pas trop faim, mais une ​ride de pickup, ça se refuse pas. Sur la route, tout de suite après le croche chez Joanisse, on a vu Bernard qui marchait sur le bord du chemin, son char avait le ​hood ouvert. Mon père a switché raide. “Ah y’est là, le tabarnak!” Y s’est enligné vers lui avec son truck comme s’y voulait l’écraser. Bernard a freaké pis y s’est mis ​à courir. Mon père accélérait en le pourchassant. Bernard courait de plus en plus vite devant le truck. Je disais pas un mot. Beausoleil a pris l’entrée du champ des ​Proulx. Mon père continuait à le suivre, sans ralentir, dans la trail de quatre roues. J’ai fermé les yeux, le cœur me débattait. J'osais pas regarder mon père. Je ​sentais juste qu'il était ailleurs, dans une espèce de rage ou de folie. Pis là, je sais pas trop ce qui s’est passé, mon père a juste jammé les brakes. Notre batteux de ​femmes de voisin était devant nous, pris entre un arbre pis le bumper du pickup. Il essayait de sortir, mais c’était trop serré. Y criait à mon père de reculer, qu’y ​était en train de le tuer. Mon père a pas reculé. Y’est descendu du pickup, pis y’est allé lui parler, très doucement, calmement à deux pouces de la face. Je l’ai ​entendu lui dire: “écoute-moé ben mon osti de lâche, la prochaine fois que tu fesses sur ta femme ou sur quoique ce soit, je brakerai pas, c’est tu clair? Je te ​watch mon tabarnak”


Mon père s’est rassit dans l’truck. Y m’a regardé en m’disant “bon là, j’pense qu y’a eu peur.” Y a shifté sur le “R” et, avant de bouger, y a regardé Bernard din ​yeux. Longtemps. L’autre le suppliait de reculer. En retirant les brakes, la pression a lâché et Bernard est tombé à terre en vomissant. Après ça, on est pas allé ​chez Carlo. Pas sûr que la poutine aurait ben rentrée. Non. On a fait une bonne ride de truck mon père pis moi, en silence. La radio est restée fermée. Ça, c’était ​rare. Pis à un moment donné, mon père s'est mis à siffler. La tempête passée. Les oiseaux sont revenus chanter dans sa tête.


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8 - Le combat de mon père

Y’est venu un temps où mon père a vendu son 10 roues pour travailler à temps plein au Ministère des transports. Ça faisait quelques années qu’y travaillait au ​centre de services de Hull, l’hiver. Y chauffait des charrues à neige. À Maniwaki, on lui offrait une permanence. Ça lui garantissait du travail à l’année, sans ​brûler la chandelle par les deux bouts. Y’était à peu près temps. Je catchais pu trop ses horaires, pis lui non plus. L’hiver, y travaillait de nuit au Ministère, de ​jour sur son truck à charrier de la neige. Et vice-versa. S'y se couchait, c’était souvent en dessous de son camion pour réparer une cassure. Y pouvait passer 72 ​heures sans dormir. Y’était pu du monde, toasté, même calciné sur son banc. Faque y’a accepté une belle job de jour, stable, à Maniwaki. Au début, y’était ​content, mais y’a vite déchanté. Selon lui, c’était la jungle là-bas. Côté sécurité, personne respectait rien pis c’était géré par l’incompétence même. Son ​objectif était de rester à Maniwaki le temps qu’un poste de chef d’équipe se libère à Hull. Claude Carle, son supérieur immédiat appartenait à la race des ​pourris. Un peureux. Mon père disait souvent que les peureux étaient les plus dangereux parce qu’y sont imprévisibles et drivés par une force qu’eux mêmes ​contrôlent pas. Pour donner un exemple, les ouvriers réparaient les garde-fous sur la route 105, où les chars passaient à 110 km. Le boss les laissait faire la job ​sans escorte, sans signalisation, sans pancarte. C’était vraiment dangereux. Une autre fois, pendant une tempête de verglas, toujours le même faux cul de ​boss a mal évalué la situation. Résultat, l'épandage de matériel n’a pas été optimal en fonction de la météo et y’a eu un accident mortel. Quand mon père ​a voulu dénoncer la situation à son superviseur, le gros Carle s’était senti menacé. À l'évaluation de mon père, il lui a remis un bilan de marde, prétendant ​que l'Taon était pas compétent et qu’y cherchait à défier l’autorité. La guerre était lancée.


Même si mon père était un orateur redoutable, à l’écrit, ça se passait moyen. Croyant que d'étudier après le secondaire faisait de moi un avocat, y m’a vite ​confié la stratégie et la rédaction de sa riposte. Cette réplique a duré les huit dernières années de sa vie. Pendant cette période-là, j’ai rédigé des lettres ​adressées à des gestionnaires, sous-ministres, ministres, députés, syndicats. J’ai trempé chaque fucking mot dans le cocktail de ma rage et dans son ​humiliation. Après chaque bombe envoyée, mon père subissait des représailles. Il était encore plus humilié et moi encore plus enragé. Alors on répliquait plus ​fort, plus incisif, plus baveux, plus arrogant. Je faisais mariner chacun de mes mots dans la haine et la vengeance. De son côté, mon père dépérissait à vue ​d'œil, je le voyais, je le sentais. Il était obsédé par sa cause. Il dormait pu. Il étudiait les lois, les règlements, les conventions collectives. Il mêlait tout, sautait du ​coq à l’âne, et se fâchait quand on le comprenait pas. “J’suis juste un ouvrier moi, j’ai pas les beaux mots comme toi, je perds le fil, je suis pas capable de ​fesser comme tu le fais, mais tabarnak, ce que je dis, c’est vrai, pis c’est grave.” Les représailles que mon père subissait étaient toutes aussi graves. Chaque ​fois qu’il dénonçait une situation, son boss l’obligeait à chauffer des trucks surchargés, pu de brakes et mal entretenus; à faire des travaux dangereux, seul et ​sans signalisation. C’était aussi dangereux pour mon père que pour les autres usagers de la route. S’y refusait la tâche, y était confiné à la moppe et au ​ménage du garage. Carle donnait des promotions et des privilèges aux autres gars, plus jeunes, pour qu’ils ferment les yeux et surtout leur yeule. Des kids, ​sans expérience, étaient promus chef d’équipe alors que mon père avait fait ça toute sa vie. Je les comprenais, les plus jeunes, de baisser les yeux et de ​ramper. À Maniwaki, depuis la fermeture des moulins, les jobs décentes étaient plutôt rares. Le Ministère des transports était pas mal la seule place où tu ​pouvais espérer un bon salaire et des avantages sociaux. Sauf que plus l’incompétence régnait à Maniwaki, plus on voyait des accidents mortels dans le ​journal local. La corrélation était directe, surtout l’hiver. C’est une science de déterminer quels matériaux y faut répandre sur les routes selon la température ​et le type de précipitations. Ça s’improvise pas. C’est pourtant ce que la gang là-bas faisait à journée longue: Improviser, harceler, menacer. C’était violent ​en criss.



Quand on montait plus haut, dans la hiérarchie, c'était tout aussi frustrant. Roger De Grâce, un autre digne représentant de l'espèce des cabochons, était le ​gestionnaire des opérations pour toute la région de l’Outaouais. Qu’est-ce qu’y faisait Roger? Rien pantoute. À part essayer de faire taire mon père en le ​menaçant, lui aussi. Rajoute à ça un syndicat de pousseux de crayons à des années lumières de la réalité d’un ouvrier pis t’avais la recette parfaite pour ​qu’un conflit s’enlise et dégénère. Pour vrai, c’était trop frustrant. C’était juste une question d'orgueil, de tous les bords. Le Ministère était allé si loin dans le ​conflit qu’il ne pouvait plus reculer et avouer sa faute. De son bord, mon père était tellement atteint et humilié qu’il voulait à tout prix voir des têtes tomber. Et ​je m’étais engagé, envers lui, avec toute ma rage et ma plume, d’en faire tomber des têtes. Mais jamais j’aurais pensé que ce serait la sienne, sa tête à lui, ​qui finirait par tomber.


Tout ce fumier engraissait le terrain pour faire pousser des maladies. Ç'a pas été long. Les troubles d’estomac, d’intestin, de diabète ont vite occupé le corps ​de mon père. Abattu, y était pas du genre à se soucier de son hygiène de vie: pas de sommeil, consommation excessive de beignes Tim Hortons, pas ​d’exercice physique, y’avait tout ce qu’y fallait pour péter au frette. C’est drette ça qu’y a fait, à 58 ans, le 1er février 2019 en pelletant la neige sur le toit de ​sa roulotte.


Deux jours avant, y’a un journaleux, écornifleux de vidanges du journal local qui avait fait un article avec son histoire. Visiblement, c’était une commande. Le ​sujet était tellement impertinent, inintéressant d' un point de vue d’intérêt public, ça pouvait pas être autre chose qu’une suggestion des communications du ​Ministère des transports. Le journaliste a rédigé un beau torchon, sans vérifier les faits, en gobant avec lâcheté la version biaisée de l’employeur de mon ​père. Même si son nom apparaissait nulle part, les collègues ont facilement reconnu l'anti-héros de l'histoire et sont débarqués chez nous en brandissant ​l'article. Tout le monde à sa job savait que c’était lui. Ce papier-là a achevé mon bonhomme. C’était la plume de trop qui venait se poser sur l’enclume. Il ​avait perdu, sur toute la ligne. C’était David contre Goliath. Goliath a triché, trahi, fessé din gosses, mordu, tiré les cheveux, impunément. C’est la loi de la ​jungle et j’espère bien que la jungle saura bien s’occuper de Claude Carle et de Roger De Grâce. Les tabarnaks.


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9 - Mon band

Août 1997

J’ai commencé à jouer dans un band. Y’a l’gros Bélisle au drum pis mon cousin Rick à la bass. On a pas de chanteur. Tout le monde est trop gêné. Par icitte, ​y’a juste les filles qui chantent ben. Mais elles veulent juste chanter du Céline Dion ou ben Whitney Houston. Nous autres, on joue du Offenbach, du Rush, du ​Hendrix, Led Zep, Styx. On a appris Hotel California. On la joue juste quand les filles viennent au local. Mel la chante au complet pis elle se frotte sur moi ​quand je joue le solo de guit.


Hier, on est allé la chercher, elle pis sa cousine Christine. On les rejoignait en char au flasher jaune, en bas de la côte à Joanisse. Sinon, ça leur fait une ​méchante trotte à pied. Elles ont déserté leur rôle de sainte nitouche pour venir gueuler pis boire avec nous autres. Tout prenait son sens: 1 grosse Torréador, ​3-4 poffes pis Mel se donne, au complet. J'étais rempli jusqu'au bord.


Un soir, après notre "pratique", la belle frisée aux joues rouges s'est étendue à terre, sur le vieux tapis imbibé de bière. Les gars du band buvait pis fumait ​dehors, la nuit était chaude, les étoiles pétaient l'feu. J'ai dimé les spots lights et je me suis couché à côté d'elle parmi les bouteilles vides pis le filage. Elle a ​pris ma main, l'a amenée sur ses seins. Je pense que j'ai bandé pis venu en même temps. Mes boxers étaient floodés raides. J'ai passé ma main dans son ​chandail, caresser ses mamelons durs comme de la roche. Elle a détaché son bouton de jeans. Ma main a continué sa course dans ses bobettes. C'était le ​déluge, là aussi. J'ai senti son clitoris gonflé sous mon majeur. J'ai pris ça comme une tappe dans le dos pis j'y ai passé le doigt. J’étais sur le bord de venir une ​deuxième fois d'excitation quand les gars sont rentrés en panique : "Câlisse Mel, ton chum est icitte".


What the fuck, qu'on s'est dit. "Wéyons y dormait quand j'suis partie!", elle paniquait. Le gros Bélisle, ben chaud, m'a dit "Frank, je prendrais une balle pour toi ​man. R'zippez-vous les culottes, je vais aller le calmer pis s'y s'énarve trop, j'y en câlisse une."


Je sentais que c'était su l'bord de dégénérer solide. Je suis sorti du local aussi étourdi qu'inquiet. Le chum à Mel a dépinné, comme un sprinter olympique et ​s'est garoché sur moi. Juste avant qu'y me snap, Bélisle y'a ramené un uppercut digne de Mike Tyson. Le gars est resté couché là un gros 5.

-Tabarnak le gros, tu l'as tué j'pense..!, que je lâche à Bélisle

-C'était toé ou lui man.

Le pauvre yâb s'est relevé en braillant à Mel qu'y l'aimait pis qui l'attendrait à maison. J'feelais cheap en calvaire. Le chum est reparti, la tête baissée pis moi, ​j'avais le cœur qui levait. Quelle soirée! J'avais les jeans toute croûtée, j'étais ben chaud pis mes doigts sentaient le vagin.

« Ça, c'est le rock and roll » que j’criais tout seul pendant que j’vomissais ma toréador accoté sur le pick up à Bélisle.


Première gig


La première fois où j’ai joué devant un public, c'était une asti d’catastrophe. Ça se passait dans le cadre d’un concours amateur. Mon cousin pis moi, on ​s’était splitté les deux solos de Black Magic Woman de Santana. Moi je jouais le premier, Rick, le deuxième. Lisette Martineau animait la soirée. C’est elle qui ​chantait les couplets de la toune entre nos solos. Aussitôt que j’me suis mis à jouer, y’a eu un mega gros feedback. C’était incontrôlable. Entre chaque note ​que je faisais, ça feedait pis grichait comme des ongles sur un tableau d’école. Insupportable. Lisette a reparti la toune deux fois pour que j’me reprenne. ​Rien à faire. J’étais pas capable de jouer une hostie de note, juste du feedback. Mon cousin, qui était plogué dans l’même ampli Peavy Bandit 112 que moi, a ​subi le même traitement. Pas besoin de dire qu'on s'est pas rendu en finale.


La deuxième fois où j’ai joué devant du monde, c’était pas pareil. C'était avec mon band pis c’était pas un concours. Ce coup-là, on était engagé, sans être ​payé, mais on prenait ce qu’on voulait au bar. Considérant ma soif, je trouvais qu’un bar open, ça valait la peine. Le party était organisé par la famille ​Charles, propriétaire du IGA à Farm Point. Y faisaient ça chaque été pour remercier leurs employés. Le trois quart de mes chums travaillent là avec leur mère. ​Ça se passait sur un domaine avec une vieille maison. Un asti de beau spot dans le Parc de la Gatineau. Tout le garage était transformé en bar. Des gros ​bains sur pattes étaient remplis de Boomerang pis de Bud. J’suis tombé dans la p’tite limonade à 6% assez tôt, question de rentabiliser ma présence. Avec ​des shots de tequila su l’side, j’étais gras dur. P'tit King, le nouveau chanteur du band engagé pour l'occasion, avait pas perdu de temps pour mêler le rhum ​pis l’pot. Une demi-heure avant qu’on monte sur scène, y’était blanc comme un fantôme pis y fixait le vide. En le voyant, j’ai vite oublié mes espoirs de livrer ​une performance mémorable pis j’suis allé me chercher une autre boomerang. On a commencé le show avec Rock and Roll de Led Zep. On commençait ​toujours nos pratiques par Rock and Roll de Led Zep. Tout l’temps. Sauf que ce soir-là, Ti-King, y chantait les paroles de Paranoïd de Black Sabbath. C’était ​psychédélique en asti. Pu personne comprenait ce qui se passait. Un mindfuck total. Après, je sais pas trop ce qui s'est passé, le mélange boomerang, ​confusion et trop d'attention, peut-être. J’ai perdu le son pis l’image, en même temps. Live, on stage, après les premières secondes de la première toune.


C’est l’gros Bélisle qui m’a réveillé le matin. J’étais couché au milieu du champ sur une planche de plywood:


-C’tu fais là l’grand. Tu l’as pardu? qu'y me dit, un peu crampé.

-Man, kessé qui s’est passé?

-J’sais pas, t’es tombé raide par en avant, en pleine face sur ton pedal board. Comme si quelqu’un t’avais assommé avec un bat de baseball.

-Pis après?

-Je sais pas ce que t’as fait. Tu t’es relevé pis t’es sorti du stage. Un moment donné, tu jasais avec des filles. T’avais l’air ben correct.

-Ok, pis mes affaires sont où?

-Rick les a déjà ramenées au local. Y’est découragé en calvaire. Comme le show était en train de chier ben raide, j’y ai demandé de jouer un blues en E. Pis ​je suis allé chercher ma chainsaw dans mon truck. J’ai fait un solo de chainsaw pendant un gros 20 minutes. Après on a toute parké ça là pis on a mis des CD ​de Plume pis Offenbach.

-Tabarnak de veillée man! J’peux pas croire, j’ai manqué ton solo de chainsaw.

-Hehe ouin, pas eu besoin de machine à boucane c’te shot-là. J’avais mixé mon gaz riche. Awèye va donc te coucher dans l’truck une p’tite heure. Je vais ​aider la gang à défaire le stage.





Dans l’truck, y restait un boutte de roach. J’ai mis l’feu dedans en écoutant la cassette de Rush qu’y était déjà dans l’tape deck. Bélisle, y capote sur Neil ​Peart. C’est son ultime idole de drummer. Y porte le même p’tit criss de cass laitte. Moi Rush, j’aime pas ben ça. Ça change de mood aux 4 secondes pis je ​trouve les solos de guit d’Alex Lifeson un peu frettes. Y’a l’air pogné dans sa tête ben raide. Pis côté drummer, je préfère de loin John Bonham. Y varge, y ​groove pis y’a de l’attitude. Y me fait penser à Bélisle. Un drummer de chantier, un vrai bûcheron. J’ai déjà vu l'gros faire son number de chainsaw dans des ​partys. Dans tout ce que j’ai pu voir dans’ vie, c’était le show le plus touchant. Une runne de blues qui finit jamais, pis un gars, en short, camisole et bottines de ​construction détachées, ben chaud, qui crosse une chainsaw su l’stage. Pour vrai, y’a de l’oreille le gros Bélisle. Le moteur boucanait pis se lamentait avec ​assez de justesse. Un peu comme une harmonica à gaz. Y la faisait chanter son blues à lui. Le blues à Bélisle, c’est un blues d’enfant qui, dans tous les racoins ​de lui-même, cherche son père mort trop jeune. C’est un blues de brosse, sauvage et impressionnant. C’est le bruit fort, de ce qu’y arrive même pas à se dire ​tout bas. C’est un blues de sueur, de show de boucane. Le blues à Bélisle, c’est le portrait le plus beau et le plus réaliste de mon environnement. Même si des ​fois, j'pense que ça fait peur au monde.

Amplificateur peavy bandit 112
bouteille de boomerang
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scie à chaîne

10 - Une balade aux chutes

Duclos, août 1997


Mon cousin Rick, c'est le king des plans de trippeux. Sérieux, y arrive toujours avec une idée originale pour te faire encore plus apprécier le fait d'être vivant. ​C'est sûrement sa plus grande qualité de canaliser ses énergies pour réaliser des p'tits projets ben simples qui visent à faire du bien. Pis pas juste à lui. Ce qu'y ​aime, j'pense, c'est de les partager avec les autres, avec ceux qu’y aime. Y est pas comme moi. Moi, je suis plus centré sur mon nombril. Je suis tellement dans ​mes doutes pis mes peurs que j'oublie les choses simples qui nous allègent. Ça me vient pas d'emblée, mettons.


Rick, y'a un vieux pickup des années 80. C'est un Dodge D50 bleu royal peinturé au rouleau. À première vue, y est pas cute cute. Mais y permet au cousin de ​se promener autant sur la route que dans le bois. La camionnette est bâtie simplement. Une carrosserie patchée au bondo au fur et à mesure qu'elle se fait ​percer par la rouille, un moteur 4 cylindres en ligne, pas super fort, mais pas tuable non plus pis un tape deck pour faire jouer nos mixtapes. Une combinaison ​parfaite pour deux jeunes dudes qui font ni attention aux machines ni à eux-mêmes.


Hier, le cousin est débarqué chez mes parents.

- Hey Frank, tentes-tu de faire une ride de truck? On pourrait aller aux chutes? qui me demande

- Man tellement! Je vole 3-4 buds au bonhomme pis chus prêt!


J'adore aller aux chutes. C'est un endroit secret que juste les locals connaissent. Par chez nous, les plus beaux spots appartiennent au fédéral. Ça s'appelle le ​Parc de la Gatineau. Vite de même, j'ai zéro problème à ce que le gouvernement protège la nature. Même que j'encourage ça full pine. Ce qui me fait ​chier, c'est de savoir que le gouvernement a exproprié plein de monde pour réaliser c'te projet-là. Ce qui me fait encore plus chier, c'est que c'était le ​secteur le plus vivant de ma communauté. C'était là où notre histoire commençait, le quartier général de mes ancêtres, les premiers colons à défricher les ​Collines de l'Outaouais. Le fédéral a pris cette fâcheuse habitude de déposséder le monde de leur histoire en les coupant de leurs racines pis en leur ​promettant un rabais pour qu'y aillent ensuite visiter les ruines de leur propre famille. Aujourd'hui, la nature a pris le dessus et a composté la ferme où a ​grandi ma grand-mère. Tout ce qu'y reste, c'est une vulgaire croix blanche comme pour rajouter l'insulte à l'injure. Faque astheure, pour accéder aux beaux ​spots, ça te prend une passe ou du cash pour faire ouvrir une clôture avec un préposé, souvent un gars qui vient même pas d'icitte, qui te le demande en ​anglais.


Mais le Parc de la Gatineau est grand en ciboire. Y reste quelques racoins qui sont pas encore contrôlés ni entretenus par Parc Canada. L'accès est un peu ​plus difficile et le chemin pour se rendre se transmet de bouche à oreille, entre les familles du secteur. Rick pis moi, on connaît par coeur le chemin pour aller ​aux chutes. C'est mon'onc Rod qui nous amenait là quand on était p'tit.


Hier, en quittant le chemin public, après le pont de bois, Rick s'est sorti le corps complètement du pickup par la fenêtre en même temps qu'y chauffait. Y ​garde la transmission en deuxième vitesse et son pieds gauche pèse doucement sur l'accélérateur, au besoin.

- Essaye ça man! Sors-toé le corps du truck, c'est vraiment cool. qu'y me propose.

- T'es sûr? Qu'est-ce qui se passe si faut que tu brakes sec?

- Le truck va "staller" anywé. On roule idle en deuxième, y peut pas arriver grand'chose, pour vrai.

- OK, que j'y réponds en y pitchant une bud.



Je me suis accoté les fesses dans le trou de la porte laissé par la fenêtre ouverte et j'ai déposé mes bras sur le toit du pickup, en tenant bien ma bière. Ça ​donnait vraiment une autre perspective à la balade.

"Wow, on se sent ben plus libre de même" que j'ai dit à mon cousin.

-Cheers man! qu'y s'est contenté de me répondre.


Y avait l'air content qu'on soit sur le même buzz de savourer en même temps et de la même façon un moment aussi exceptionnel que banal. On avançait en ​silence en admirant le paysage, le vent dans' face. De temps en temps, je bourrais une p'tite pipe à hash pour qu'on prenne quelques poffes. Le moment ​était tellement parfait même à jeûn, un peu buzzé, ça devenait l'extase. Y faisait crissement beau, y avait toutes sortes d'oiseaux partout qui volaient au-​dessus de nous. Y avaient l'air de se demander quelle sorte de bibitte on était. C'était comme si la nature nous donnait de l'attention. Comme si elle voyait ​ben à quel point on trippait sur elle.


Un madné, sorti de nulle part, un asti de gros oiseau est arrivé par derrière. Il nous a frôlé la tête pour ensuite voler bas juste devant le hood du truck. Ses ailes ​étaient plus larges que le pickup. Une fois qu'on s'est ressaisit, on a facilement pu voir que c'était bel et bien un aigle à tête blanche. Y était majestueux, ​mythique et imposant. On était fucking proche de ses pattes avec ses griffes pointues comme des lances. Rick pis moi, on était ébloui et silencieux. On le ​suivait comme s'y nous guidait à travers le bois. Y était le maître pis moi j'étais blasté raide. Aussi vite qu'y est arrivé, y est reparti. Trois grands coups d'ailes au ​ralenti pis y était déjà rendu haut dans le ciel avant d'être avalé par la beauté du parc.


- Tabarnak de criss man, quessé qu'y vient de se passer là? Qu'est-ce t'as mis dans' pipe à hash? m'a demandé Rick

- Hey la chance qu'on a d'avoir vu ça mon chum. Réalises-tu? Un aigle à tête blanche asti! Comme on voit dans les films!

- Je pensais même pas qu'y en avait par icitte.

- On dirait qu'y voulait nous dire de quoi, non?

- Non, j'pense que là, t'es juste trop gelé.


C'est vrai que j'étais pas mal bolté. Heureusement, on arrivait aux chutes. La p'tite trempette m'a resetté l'esprit. Mais j'étais encore habité par l'oiseau de ​proie. C'était complètement surréaliste. Je me suis assis dans la rivière pis j'me suis ouvert une autre bière.


La configuration des roches formait un p'tit bassin où on pouvait s'asseoir 2-3 personnes, en rond, comme un genre de jacuzzi naturel. Quand tu veux ​l'expérience complète, tu peux t'installer drette en dessous des chutes. La pression te fait un de ces massages aux épaules, c'est capoté. Pis quand tu te ​recules la tête, tu passes en dessous du rideau de la chute. C'est hallucinant de voir et respirer, ben relax, derrière le petit torrent d'eau.


On a passé toute l'après-midi là. Pas achalé, à jaser de musique pis de motocross.

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